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La probabilité de la perfection : observations actuarielles issues de parties parfaites au baseball

Par Chris Fievoli, FICA

Au risque d’en faire un événement annuel, je tente une fois de plus de faire des liens entre l’actuariat et le baseball. C’est le match du 28 juin 2023 qui m’a inspiré cet article, plus précisément la note parfaite du lanceur Domingo Germán contre les Athletics d’Oakland. Vingt-sept batteurs, vingt-sept retraits. Aucun d’entre eux ne s’est rendu au premier coussin.

Un jeu parfait est l’une des réalisations les plus rares du sport. Cet exploit n’a été réalisé qu’à 22 reprises depuis l’ère moderne du baseball, qui s’est amorcée en 1903. On pourrait penser qu’il est attribuable à un talent de lanceur supérieur, surtout sachant qui sont quelques-uns des joueurs qui y sont parvenus, notamment Cy Young, Sandy Koufax, Catfish Hunter, Randy Johnson et Roy Halladay. S’il s’agissait de votre cinq de départ, votre équipe gagnerait probablement 130 matchs.

Exemples de matchs parfaits dans l’histoire

D’autres joueurs moins flamboyants ont toutefois aussi lancé des matchs parfaits. Ce fut le cas de Dallas Braden en 2010, mais il n’a gagné que 25 autres matchs en ligue majeure. Cela demeure quand même un meilleur bilan que celui de Philip Humber, qui a lancé son match parfait en 2012 et qui a terminé sa carrière avec un maigre résultat de 16-23.

L’exemple le plus notoire est probablement celui de Don Larsen, qui a ébahi le monde du baseball le 8 octobre 1956 en rappelant à l’ordre les Dodgers de Brooklyn lors du cinquième match des séries mondiales. Personne ne s’attendait à une telle performance de la part d’un lanceur qui avait affiché, deux ans auparavant, un tableau de 3-21. Larsen lancera 11 autres années et terminera avec un bilan moyen de 81 victoires contre 91 défaites. Célèbre à jamais, mais loin d’être digne du Temple de la renommée.

Les matchs parfaits : habileté ou coup de chance extraordinaire?

Qu’en est-il? Un match parfait représente-t-il la suprématie en matière de lancer, ou s’agit-il simplement d’un coup de chance extraordinaire? Pour approfondir cette question, on pourrait tenter d’estimer la probabilité de lancer un de ces matchs éblouissants. Si, toutes choses étant égales par ailleurs, la probabilité de retirer un frappeur est p, la probabilité d’un match parfait est p27.

À des fins d’illustration, revenons à Larsen et comparons-le à un autre joueur qui figurait dans la liste de Brooklyn ce jour-là, soit Sandy Koufax mentionné plus haut. (Nous n’utiliserons que ses statistiques de 1961 à 1966, lorsqu’il est passé comme par magie de lanceur moyen à meilleur lanceur de la planète.)

Grâce aux gens de Baseball Reference (en anglais), on constate que, pendant cette période, Koufax a fait face à 6 463 frappeurs et accordé 1 171 coups sûrs et 412 buts sur balle, soit une valeur p de 0,755. (Ce nombre rappellera autre chose aux amateurs de baseball.[1]) Pendant sa carrière, Larsen a fait face à 6 708 frappeurs et a accordé 1 442 coups sûrs et 725 buts sur balle, soit une valeur p de 0,677. Si nous introduisons ces valeurs dans notre formule, nous constatons que Koufax avait 0,051 % de chances de réaliser un match parfait, tandis que les chances de Larsen étaient de 0,003 %. Koufax avait donc 17 fois plus de chances d’accomplir cet exploit, un ratio qui présente une logique intuitive pour les amateurs de ce sport.

Le rôle du hasard dans les matchs parfaits

Voyons toutefois l’affaire d’un autre angle. Supposons que, dans le cadre d’une conversation sur un tout autre sujet, je demandais à quelqu’un d’évaluer un événement qui a 0,051 % de chances de se produire. Cette personne dirait probablement que la probabilité est nulle. Si j’avais la même conversation avec quelqu’un d’autre, et que j’utilisais le pourcentage de 0,003 %, sa réponse serait la même, soit une probabilité nulle.

Voilà la dichotomie à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous avons affaire à de si faibles probabilités. Un événement est mathématiquement 17 fois plus susceptible de se produire, mais en même temps, la probabilité qu’il survienne est pratiquement la même. Et je ne prétendrais jamais que mon modèle simple d’estimation des chances de réussir un match parfait est précis à la cinquième décimale. Il s’agit manifestement d’un cas de fausse précision.

Ce qui s’est passé, c’est que nous avons basculé dans un monde où le hasard prend le dessus sur tout le reste. On pourrait dire sans se tromper que les matchs parfaits sont sans aucun doute des événements aléatoires. L’exploit de Dallas Braden a eu lieu à peine 20 jours avant celui de Roy Halladay. Toutefois, même si ces deux événements n’ont eu lieu qu’à quelques semaines d’intervalle, il ne serait pas inexact de dire que tout repose sur le hasard, dans la mesure où la décennie des années 1970 n’a connu aucun match parfait.

Les phénomènes extrêmes du point de vue de la science actuarielle

Qu’est-ce que cela veut dire pour les actuaires? Je crois que cet exemple peut être instructif quant à notre façon de considérer les phénomènes extrêmes dont la probabilité est très faible. Si vous avez recours à la simulation stochastique, vous savez que certains résultats atteignent le 99e percentile. Il s’agit là des résultats les plus graves, qui peuvent entraîner la fin de votre entreprise.

On a tendance à ne pas consacrer beaucoup de temps à ces événements, à tort ou à raison. Si votre attitude est de dire « la probabilité est si faible qu’il ne vaut pas la peine d’en tenir compte », cela pourrait être problématique pour les raisons susmentionnées. Vous supposez peut-être implicitement que les lois du hasard ne s’appliquent pas, ce qui, évidemment, n’est jamais vrai. N’oubliez pas qu’une fois qu’un événement se produit, le fait qu’il ait eu une faible probabilité de se produire auparavant n’a plus aucune importance. Ce qui était auparavant probabiliste est devenu binaire : soit il s’est produit, soit il ne s’est pas produit.

Inversement, je ne veux pas dire que ces résultats justifient qu’on leur accorde une grande attention. Il coûterait excessivement cher d’inclure une marge de risque couvrant la totalité des résultats possibles. Mais il pourrait être judicieux de comprendre ce à quoi ressemblent ces phénomènes extrêmes, la mesure dans laquelle ils peuvent être graves et les conditions pouvant les provoquer. Cela vaudrait mieux que d’en faire fi.

Trouver l’équilibre entre la reconnaissance et l’atténuation des risques extrêmes

Dans le film Glengarry Glen Ross, de 1992, il y a une scène dans laquelle Sheldon Levene (Jack Lemmon), vendeur désespéré, tente de convaincre son directeur John Williamson (Kevin Spacey) de lui attribuer quelques clients potentiels de premier ordre qui viennent d’entrer au bureau. Sheldon Levene promet à répétition qu’il conclura les ventes, mais Williamson lui répond invariablement « Et si ce n’est pas le cas? ».

« En tant qu’actuaires, nous devrions peut-être nous demander ce qu’il se passera si le pire des scénarios vient à se produire. Nous n’aimerons peut-être pas la réponse, mais cela permettra au moins aux utilisateurs de nos services de comprendre le risque. »

Dans Certains l’aiment chaud, un autre film avec Jack Lemmon, les derniers mots prononcés sont « Personne n’est parfait ». Domingo Germán a été parfait le temps d’une soirée, mais il est impossible d’éviter absolument tous les risques, même si vous êtes le meilleur actuaire qui soit. Et c’est normal.


[1] Au cas où cette référence vous aurait échappé, Hank Aaron a terminé sa carrière avec une fiche de 755 circuits.

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